Chimie du Rhin

La Boîte à Rêves joue les 24 et 25 septembre 2022 à l'entrée de l'ancien site d'industrie chimique du quartier de Klybeck à Bâle. L'association Klybeck Plus mandate la MàF pour une création unique en lien avec l'histoire du quartier.

la Boîte à Rêves avec des pieds de spectat·eur·rice·s qui dépassent

Nous sommes à Bâle, à la jonction de trois pays : la Suisse, la France, l’Allemagne. Nous sommes à un carrefour routier : doubles voies où vont et viennent voitures, camions et trams. Peu de piétons. Nous sommes à une croisée linguistique : en sus de la tradition polyglotte du pays, le quartier compte 60% d’immigré·es. On entend parler ukrainien, polonais, anglais, espagnol, français, allemand... Nous sommes dans une zone qui connaît une longue phase de transition : friche industrielle suite à des vagues de délocalisation, paysage de grandes usines désaffectées aux vitres cariées. Cheminées qui crachent de la vapeur, pancartes Novartis ou BASF « we create chemistry », bacs à compost, à herbes aromatiques et à tournesols, tags « fuck cops », « ceci n’est pas joint », « yuppies raus ». Quelques rues plus loin, des grappes de vélos au pied des immeubles locatifs, kebabs semés au fil des trottoirs et, à l’arrière-plan, une sorte de cabine de phare rouge d’où partent, en étoile, des guirlandes d’ampoules de guinguette.

Sur Klybeckplatz, un algéco coloré contient kitchenette, petite table, prises électriques, placard de vaisselle et d’outillage léger. Dans la pelouse attenante, une douche solaire à parois fleuries trône au vu de la circulation et une sculpture contemporaine à base de miroirs routiers dispense ses reflets. Le béton de la placette est parcouru de lignes jaunes comme des rayons de soleil et traversé par des rails fantômes qui mènent nulle part, à une usine sans doute, derrière une grille. Sous un grand marronnier d’où tombent régulièrement des coques vertes à pointes, des fauteuils en palette, une grande tablée et ses bancs en bois accueillent des pauses piques-niques. Un panneau publicitaire cylindrique promeut deux concerts de Rammstein en juin 2023. De l’autre côté de la rue se trouve une terrasse d’entraide et de soutien alimentaire aux migrant·es.

Ce QG très urban arty appartient à Klybeck +, une boîte de com' mandatée par les trois acteurs de la rénovation des lieux - ville, entreprise immobilière et assurance Swisslife - pour accompagner et animer la « transition urbaine ». Les habitant·es du coin l’observent avec méfiance. Que faire de cette zone de friche ? Les dés seraient déjà jetés : un nouveau quartier d’habitations. En attendant, Klybeck + lance des appels à projets. La Machine à Fumée y a répondu par une proposition artistique. D’emblée, cela pose la question de la place et du rôle de l’artiste, entre politique industrielle et gentrification.

Les trois jours de création

Lundi soir, les membres de la nouvelle team s’installent dans une coloc du quartier - la demande de logements chez l’habitant·e n’a pas trouvé d’échos. La Boîte à Rêves aime à renouveler son équipe à chaque nouvel espace. Autour de l’architecte-scénographe créateur de la Boîte à Rêves, une danseuse, une comédienne, un interprète-compositeur de rap qui fait de la création radiophonique et une plasticienne. Comment vont-ils investir et saisir ce lieu de passage et de transition en quatre jours de création seulement ?

vue du cadre avec trois artistes, depuis la boîte à Rêves

Le mardi est d’abord marqué par la visite du quartier mené par un sexagénaire enthousiaste qui souhaite conserver la mémoire des lieux, traces et archives. Il a été brièvement stagiaire d’une usine, mais a vite bifurqué. Il retrace l’histoire des migrations et de l’industrie à Bâle. Autrefois rural, le quartier a d’abord connu l’installation d’usines chimiques, le faste du succès dans les domaines de la colorisation, de la pharmacie, du plastique, de la chimie agricole et des films argentiques. Il était alors parcouru par de gros tuyaux souterrains qui distribuaient les couleurs, comme le fameux rouge des drapeaux nazis. Une pilule contraceptive à base de radis mexicain compte parmi ses autres grandes réussites. Des expérimentations ont été menées sur les singes. Cette visite truffée d’anecdotes offre une entrée singulière dans le quartier et oriente la suite. Les esprits sont frappés par quelques détails : la fréquence des accidents dans les usines, la pollution récurrente du Rhin qui occasionne des maladies chez les riverain·es... Selon la couleur de l’eau, les habitant·es de la ville avaient l’habitude de deviner l’usine de provenance des rejets. L’objet du sac à poisson étanche retient aussi l’attention. Il s’agit d’un accessoire qui fait la promotion de la qualité de l’eau, incitant les bâlois·es à se baigner dans le fleuve.

selfie d'un artiste avec deux artistes qui marchent derrière et la Boîte à Rêves sur le côtế

L’après-midi, deux des artistes découvrent le dispositif de la Boîte à Rêves : son montage, son fonctionnement, ses possibles. Vient le temps de la recherche de l’emplacement idéal pour poser la boîte scénographique qui nécessite un bon éclairage naturel. Est d’abord envisagé un cadrage sur les tours et les trois imposantes cheminées. Mais la lumière ne convient pas. En bordure de route, c’est le trafic incessant de camions qui pose difficulté. Finalement, contre toute attente dans un endroit où le béton domine, c’est un cadrage végétal qui est privilégié : un arbre aux branchages bas partiellement nues, au bord d’un muret. Une sorte de petit bonsaï de dessin-animé au pied duquel passent des travailleur·es et des véhicules qui entrent dans l’usine attenante. Le cadrage le rend quasi magique. L’école de médecine, à l’arrière-plan, n’apparaît pas sur l’écran.

Le mercredi, les premières idées et scènes fusent. C’est la période de labo et d’ouverture maximale de l’imaginaire. Si la création ne procède pas d’une attention documentaire, elle se nourrit toutefois de l’esprit des lieux : de nombreuses pistes sont explorées, plutôt verbalement. Dans la phase de tri, la belle image efficace est privilégiée. On pense d’abord faire descendre un personnage d’un toit, un géant sur une échelle. L’idée d’une rivière passe et repasse. Elle est conservée. Graphiquement, le mouvement de l’écoulement semble central. Il y a aussi cette proposition des bras multiples qui sortent d’un buisson : une tentative avec des bras en plastique est mise à l’épreuve du plateau, puis finalement abandonnée, mais on garde l’image d’un corps à quatre bras. La recherche se fait avant tout à partir d’idées visuelles qui combinent trois paramètres : un·e comédien·ne, des ombres, et un fond sonore. Les artistes nouvelles, qui n’ont pas encore une familiarité avec l’outil scénographique, ne testent et n’épuisent pas toutes leurs idées. Elles aimeraient parfois remettre sur la table des questions d’esthétique, de cohérence narrative... Mais le temps presse et il faut passer à la réalisation concrète.

vue depuis l'écran de la Boîte à Rêves avec des essais de superposition

Le jeudi, les rôles se dessinent enfin. Lors de précédentes Boîtes à Rêves, la répartition s’est faite davantage en début de création. Ici, le collectif, qui fonctionne jusqu'à ce jour-là sur le multitâches, passe par des étapes de re-discussions à la table, par des réaménagements de la fable - ce qui dilue parfois les idées et la possibilité de les tester, en restant dans le concept. Finalement, on affecte chacun à une place. Eva et Vanda, de par leur pratique artistique, se placent davantage dans le travail corporel. Le créateur sonore n’ayant pas pu se rendre disponible in situ, Gab met naturellement ses compétences vocables et musicales en avant. Il apprécie par ailleurs de se frotter à plusieurs langues, de jouer avec les accents. Lilli, à la vision plastique, contrainte par des impératifs de mère de famille, passe à la manipulation des ombres. David tranche parmi les propositions, donne des priorités à chacun·e. Il faut dire que le temps s’accélère. Il faut désormais façonner une histoire de cinq minutes, passer de l’ébauche de narration à l’écriture du texte et à sa traduction.

Le vendredi, la dramaturgie et la logique de la fable sont affinées. On cherche du lien, des transitions, de la cohérence. Pour cette édition, personne n’a une vue globale de la création, ni ne joue le rôle de regard extérieur. Tout se combine en juxtaposition d’images qui ont semblé réussies. On joue, rejoue, fixe les espaces. C’est le temps de la répétition et des indications de jeu. En fin de journée, Stéphanie arrive et propose deux enjeux différents de la fable à trancher : s’agit-il d’un pantin désarticulé, sans émotion, comme dans un comics pour enfants ou d’une figure humanisée qui vit une expérience stupéfiante avec des changements d’humeur lisibles ?

La phase de jeu : « Au gré du courant »

Le premier jour est très pluvieux, le deuxième nuageux. Ce ne sont pas les conditions idéales pour le système de camera oscura de la Boîte à Rêves qui nécessite beaucoup de luminosité. Et le dispositif n’est pas étanche. En revanche, les fumerolles qui sortent des cheminées créent de magnifiques effets de lumière, en découvrant et recouvrant les rayons du soleil.

Mais que voit-on dans la boîte ? Les passant·es qui viennent s’y allonger assistent à une féerie. Tout débute par le passage d’un gros poisson orange. Un personnage à sweat à capuche rose découvre avec candeur un cours d’eau : s’y baigne les pieds... qui se mettent à parler, aperçoit une méduse-parapluie qui se change en canne à pêche. Il dégotte une bouteille qui contient une mystérieuse lettre puis se boit un verre. Des bras lui poussent dans le dos, multipliant les possibles. Brutalement, il se désaliène et retrouve son libre arbitre. Mais une bouteille sur-dimensionnée l’avale. Enfermé, le personnage part à la dérive tandis que repasse le poisson orange. Le texte est proposé en allemand, en français ou en anglais. Il ne contient pas de message politique. Il s’agit avant tout de proposer un univers poétique où l’expérience corporelle immersive et la magie visuelle dominent.

La lecture et le sens du conte sont très ouverts : s’agit-il d’un personnage naïf et innocent à la découverte du monde, d’une allégorie de l’enfant qui fait l’expérience de l’univers, pas à pas, s’émerveillant de tout ? Peut-on envisager l'historiette comme une métaphore de la perte de contrôle de soi : addiction à l’alcool ou à une autre drogue ? Une légère coloration critique traiterait-elle de la pollution chimique et ses répercussions ou bien de la place du travail dans nos vies où domine la multiplication des tâches et le rythme frénétique des gestes, façon Les Temps modernes de Chaplin ? Chacun·e se raconte son histoire, lit des signes.

des spectat·eur·rice·s découvrent les coulisses de la Boîte à Rêves

Les spectateur·ices interrogé·es évoquent un lâcher-prise, une forme d’abandon positif. L’entrée dans la boîte, la posture allongée dans le noir, invite à la déconnexion du reste du monde. Et pourtant, c’est bien le paysage réel qui apparaît au-dessus de la tête du public. Non pas un film, mais une forme de spectacle vivant qui fait surgir l’univers alentour. Certaines parlent d’une posture de régression où l’on découvre tout avec la gourmandise des premières fois, de l’enfance. D’autres parlent de méprise plaisante entre le vrai et le faux : la bouteille n’est qu’une ombre, mais on la prend pour une vraie. On se laisser bercer d’illusions. On retrouve le plaisir de jeux de l’enfance. On écoute une voix intérieure qui semble une émanation de l’égo... ou un génie venu nous conseiller. On ressent à travers ce personnage comme une dissociation entre le corps et l’esprit. Ce qu’on aimerait faire alors que notre chair, nos membres ne nous obéissent plus. Des habitant·es croient reconnaître des allusions au Rhin. Il y a également un vrai plaisir à découvrir le fonctionnement de la boîte et à observer le jeu de l’extérieur, les éléments qui appartiennent au réel et ceux qui sont ajoutés artificiellement.

un artiste fait le son sur une table à côté de la Boîte à Rêves

Mais qui était le public de ce lieu situé hors du centre-ville et des espaces de diffusion artistique usuels ? Les spectateur·ices ont défilé au gré de réservations, de visites d’ami·es. Il s’agissait aussi parfois de simples badaud·es alpagué·es sur le trottoir. « Auriez-vous quelques minutes pour entrer dans un tout petit théâtre ? » L’important étant qu’ils saisissent que c’est un plaisir de courte durée, à entrée libre. Le dispositif nécessite un peu de confiance. La langue peut parfois être une barrière pour faire comprendre qu’il s’agit d’une forme courte et gratuite. Par ailleurs, la rue n’étant pas piétonnière, elle ne se prête guère à la flânerie. Pourtant des habitant·es, grands-mères ou mères avec leurs enfants et gens de passage ont saisi l’expérience au débotté. C’est une sorte de bref cadeau à s’offrir, comme un soin ou un massage. Une pause dans le flux de la ville.

Stéphanie

ARTISTES

La Boîte à Rêves

La Boîte à Rêves est un entre-sort intimiste pour deux spectateur·rices allongé·es dans une camera oscura. Un cinéma d'animation analogique superposant le paysage avec des ombres chinoises. Une bande sonore jouée en direct. Des histoires oniriques composées spécifiquement pour chaque lieu. Une écriture collective faite in situ.

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